L’aide à mourir n’est pas une solution à mon envie de mourir. Une prise en charge tolérable, si.

[Un peu de contexte : J’ai écrit ce texte fin mai, lors des débats sur le projet de loi sur « l’aide à mourir ». Depuis, ce projet a été voté par l’Assemblée. TW envie de mourir]
De jours en jours, de mois en mois, d’années en années, mes douleurs empirent. Tout a commencé, comme beaucoup, par des règles douloureuses, quelques jours par mois, puis ça s’est étalé, temporellement et corporellement. La douleur a étendu son emprise sur mon quotidien, elle s’est chronicisée, elle a conquis de nouveaux territoires, multiplié ses formes d’apparition. Elle s’est associée à un arsenal de symptômes : troubles digestifs divers, nausées, vomissements. Et puis il y avait cette fatigue, lourde, accablante.
J’ai toujours du mal à déterminer si le fait d’avoir déjà souffert de douleurs chroniques à l’apparition de ces symptômes est une chance. Je subis des céphalées depuis l’adolescence, deux névralgies qui me permettent de tracer avec précision le trajet de certains nerfs sur mon crâne, grâce à d’intenses signaux douloureux facilités par des triggers mécaniques. Quand les douleurs pelviennes ont trépassé le champ de la normalité, j’étais à peine adulte mais je connaissais déjà l’errance, d’un soignant à l’autre, d’un traitement à l’autre. J’avais déjà testé des myriades de médicaments, subi des effets secondaires que je trouve aujourd’hui effarants, surtout pour une adolescente. J’avais déjà appris, à tâtons, à communiquer avec la plupart des médecins, à mobiliser les mots qui offraient l’intérêt, à savoir comment m’habiller, me porter, parler pour optimiser les chances d’être considérée. Cela ne m’a pas épargné l’errance, mais je pense prudent de considérer que mon parcours aurait été encore plus catastrophique sans ces apprentissages. Ces douleurs crâniennes n’ont jamais répondu aux tentatives thérapeutiques novatrices ou aux traitements médicamenteux au long cours. Toutefois, elles sont par chance partiellement soulagée par un anti-douleur à base d’opium, qui est donc assez logiquement devenu mon meilleur ami. Bref, je pense que cette souffrance préalable a été une chance en ce qu’elle m’a armée face au système de santé.
Ces outils n’ont pas vraiment empêché mon parcours de soin pour ces douleurs pelviennes d’être à proprement parler catastrophique. Le territoire de la douleur jugée « féminine » était empreint d’un éventail de mythes se révélant lors de consultations que j’abordais avec espoir, mais dont je sortais généralement avec une pierre dans l’estomac et une certaine envie de me jeter sous les roues de la première voiture venue. Des médecins ont attribué ma souffrance à une mauvaise gestion des émotions, des conflits avec ma mère, des viols passés, un terrain allergique, ou encore au stress, quand mes douleurs n’étaient simplement pas normalisées, banalisées, balayées. Des interprétations incarnées à travers deux phrases bien connues de mes adelphes : « C’est dans votre tête » et « C’est normal de souffrir quand on est une femme ».
Au milieu de tout cela, j’ai touché du doigt des diagnostics multiples : endométriose, adénomyose, SOPK, varices pelviennes… J’ai aussi découvert, comme le décrit si bien la chercheuse anglaise Véronique Griffith1, qu’un diagnostic n’assurait rien et était révocable à tout instant par les médecins, en particulier dans les situations d’errance thérapeutique. Prenons l’endométriose : une partie des symptômes persistant, voire s’aggravant, malgré les traitements médicamenteux, certains ont subitement jugé les imageries trop peu concluantes, balayant d’un geste les épaississements pathologiques identifiés, désormais inclus dans un seuil de normalité aux bornes non divulguées. L’endométriose baignant dans l’incertitude, chacun y allait de son diagnostic, de sa théorie pour justifier ma souffrance. A mesure que j’avançais, les options thérapeutiques se raréfiaient.
De mon côté, je souffre depuis 15 ans de ces douleurs, qui ont largement évolué depuis mon adolescence. Je n’ai plus de douleurs pendant mes règles, puisque l’enchaînement de pilules m’épargne ces périodes. Entre les violentes crises digestives, les vomissements, les malaises et les heures passées sous un courant d’eau chaude, en espérant que la douleur s’évapore, c’est certes un soulagement. Une victoire pour bien des experts, qui semblent oublier le reste de mes souffrances, mon quotidien abominable. L’évitement des rapports avec pénétration, qui occasionnent des crampes dépassant largement le plaisir du moment. La peur d’aller aux toilettes, en raison des coups de poignards associés à la contraction de ma vessie. La peur également de me retenir, puisque les lames m’éventrent également si ma vessie se remplit trop. Ne parlons pas de la crainte de déféquer, qui pourrait sembler risible si elle n’était pas associée à des crises d’une douleur telle que j’ai déjà cru mourir. Au jour le jour, une alternance diarrhée/constipation qui pénibilise le quotidien, tendant parfois la peau de mon ventre au point de ne pas pouvoir dormir tant la gêne était intense, et de passer la nuit assise dans la baignoire vide, un jet d’eau chaude sur le nombril, le bas du tee-shirt, non retiré dans la précipitation, trempé. Et puis au moment d’évacuer, le barillet tourne, les probabilités ne sont pas en ma faveur. Rarement, tout se passe bien. Souvent, je subis des crampes pareilles à celles de l’urination.
Et puis, parfois, trop souvent, il y a ces crises de douleurs intenses, ces courants de barbelés qui courent de mon ventre, à gauche, autour de mon ovaire, s’étendent vers mes lèvres et ma cuisse gauche, rapidement rejoints par un autre fil qui remonte de mes lèvres à droite jusqu’à mon ovaire droit. Les fulgurances se rejoignent, s’enserrent. Il y a quelques jours, la crise a été telle que la douleur est remontée en pic dans mon abdomen à gauche, frôlant ma cage thoracique. Je me suis vidée aux toilettes, tremblante. J’avais si mal que je pensais qu’un organe avait explosé dans mon pelvis. Mon partenaire m’a trouvée là, à moitié nue, pâle comme jamais. Effondrée dans les toilettes au cas où, la tête dans le petit évier à cause de la nausée qui grondait. J’ai eu si mal que mes cheveux gouttaient de sueur. Je suis allée m’allonger, traumatisée, tremblante. La crise la plus violente était passée, mais j’avais l’impression d’avoir été battue. C’était comme si chacun des tissus de mon pelvis avaient été passé à tabac, déchiré, et que les membranes tentaient pulsatilement de se replacer. J’avais si mal. La douleur a duré des heures et des heures. Une deuxième crise est arrivée, me paralysant, tendant mes jambes lors des décharges paroxystiques. Devant mes mouvements erratiques, mon cerveau a tracé une comparaison ironique avec ces malades du tétanos arqués de douleur. J’ai du m’accrocher aux meubles pour arriver jusqu’aux toilettes, tant les élancements étaient vifs. Je suffoquais. Je me suis vidée une deuxième fois, dans une sensation de déchirement intenable.
Je sais que ces crises de douleurs sont d’une façon ou d’une autre liée à mon transit, mais elles surviennent aussi parfois spontanément, pendant un trajet en train ou en voiture, un repas familial, un déplacement professionnel. Quand mon partenaire est présent, j’ai la chance de pouvoir broyer sa main lors des élancements qui me coupent le souffle. En son absence, je me tais, je me crispe, je boite, je me plie en deux, je retiens des gémissements, je regrette d’avoir daigné sortir de chez moi et je m’en veux de ces regrets, de penser céder à la maladie, puis je m’en veux encore plus de vouloir combler la performativité validiste plutôt de reconnaître combien jouer la bien-portante m’épuise.
Je n’ai pas encore mentionné le rongement de la sciatique ou cette brûlure à l’aine gauche. Régulièrement, l’incandescence me fait rêver de saisir un cutter et de triffouiller mes organes pour identifier la cause d’une douleur qui me tient éveillée jour et nuit et résiste à tous les anti-douleurs qu’on a bien voulu me prescrire.
J’écris cela aujourd’hui parce qu’il y a cette foutue loi sur l’aide à mourir qui est débattue en ce moment. L’ironie étant que je devais subir un acte thérapeutique majeur début mai, acte auquel j’accrochais plein d’espoir : soulagement, répit, réponse face aux causes de la maladie. L’acte a été annulé une semaine avant, et tout s’est effondré. J’ai observé mes réactions avec un regard presque extérieur, comme si j’étais ma propre psy. Cela fait 3 semaines que j’ai régulièrement envie de mourir. Ce n’est pas la première fois, mais cette fois-ci, le désespoir et la lassitude sont particulièrement prenants.
En fait, je suis à bout de souffrir. Je m’accroche depuis des mois à maintenir une activité salariée parce qu’elle me tient à cœur et que je pensais pouvoir tenir jusqu’à l’acte aujourd’hui annulé. Mais là, je n’ai plus rien à quoi m’accrocher et je ne tiens plus.
Il y a trois semaines, le médecin qui a annulé m’a redirigé vers d’autres médecins, pour tenter d’autres trucs, avoir d’autres réponses, avant de peut-être reprogrammer l’acte. Il m’a dit “Je ne vous abandonne pas.” Il m’a aussi dit “Si vous n’avez pas de nouvelles dans une semaine, recontactez moi et je relancerais l’autre équipe”. Cela fait trois semaines, je n’ai eu de nouvelles de personne. Alors que je m’enfonce dans la détresse, mon conjoint tente chaque jour de joindre le secrétariat du médecin 1, de l’équipe 2. Personne ne répond, ou ils ne sont pas au courant, ou ils ne savent pas. J’ai envoyé des mails, sans réponse. Et je me sens sombrer un peu plus chaque jour.
L’autre jour, ma kiné m’a dit : “C’est dingue que quelqu’un d’informé comme vous subisse un parcours de soin comme ça”. C’est vrai, je suis informée au possible, mon travail m’arme au quotidien face à mon parcours de soin, je connais du monde, j’ai une bonne façon de parler et de présenter les choses. Et pourtant, aujourd’hui, j’ai envie de mourir. D’en finir avec cette douleur qui ne me lâche pas, cette brûlure à gauche qui me fait grimacer alors que j’écris ces mots.
Je n’ai pas envie de mourir parce que ma vie est nulle. Je trouve ça génial, la vie. Je suis en arrêt depuis plusieurs semaines et je m’accroche à des plaisirs retrouvés, comme la lecture ou l’écriture, que j’avais perdu dans ces années brumeuses ou je n’existais qu’à travers une survie face à la douleur façonnée par le productivisme où chaque once d’énergie était dédiée au travail, à ne pas lâcher, à ne pas reconnaître que non, définitivement, mon état de santé n’est pas compatible avec un monde du travail qui demande de rendre compte de ses heures alors même que d’une semaine à l’autre, je peux consacrer 10 heures à des rendez-vous et 100 à souffrir quand d’autres m’offrent un répit qui devrait me permettre de récupérer de ces douleurs et non de récupérer les heures non travaillées, et d’accepter que tout cela, la plupart des soignants s’en foutent et que même si ça les intéressait, le système de santé est en ruines, l’ignorance domine la prise en charge de mes pathologies, donc ma souffrance n’a pas d’échéance.
Je n’ai pas envie de mourir parce que j’ai mal, ou que chaque crise me fait aller un peu plus loin dans ce que certains nomment « perte de dignité ». J’ai envie de mourir parce que, quoi qu’ait dit ce soignant, les médecins n’ont aujourd’hui pas de scrupules à m’abandonner en substance, que cela soit conscient ou non, par l’impossibilité à les joindre sans réserver une consultation privée à 100 euros, ou à avoir un rendez-vous dans le public sous moins de six mois, par leur interprétations risibles de mes symptômes, témoins de leur ignorance et pire, de leur choix d’expliquer par l’absurde plutôt que de reconnaître leur limites, par leur propension à me décharger vers leurs confrères sans m’offrir de piste concrète, sans s’assurer de ma prise en charge, sans vouloir me « suivre », et leur goût de plus en plus prononcé pour des solutions individuelles et individualisantes, hors du système de santé conventionnel, de plus en plus onéreuses, de moins en moins déontologiques, dans le plus bel esprit néolibéral. J’ai envie de mourir parce que si la souffrance est tenable à court terme, elle ne l’est pas dans une répétition inexorable. J’ai envie de mourir parce que l’état du système de soins ne m’offre pas de perspective concrète de soulagement, donc pas d’espoir. J’ai envie de mourir parce que je sais que sans les discriminations liées entre autres à mon genre, je ne souffrirais certainement plus aujourd’hui, ou pas autant, mes symptômes n’auraient pas été balayés, mes douleurs ne se seraient probablement pas autant étendues et chronicisées, et j’ai envie de crier de cette injustice, et j’ai envie de mourir de savoir qu’à la place de ça je suis obligée d’avoir mal des années encore, sûrement jusqu’à la fin de ma vie, et pourtant je ne veux pas leur donner ça, ma mort, ce serait les laisser gagner et en même temps jusqu’à quand peut-on lutter ?
- Griffith, Veronique. (2020). Healers and Patients Talk: Narratives of a Chronic Gynecological Disease. 10.5771/9781793601889. ↩︎